samedi 1 décembre 2012

MARCHES FINANCIERS, MARCHES DE DUPES?

En janvier 2012, quelques mois avant l'élection présidentielle française,  François Hollande annonçait : « Dans cette bataille  qui s'engage, je vais vous dire qui est mon véritable adversaire. Il n'a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc jamais élu. Cet adversaire, c'est le monde de la finance ... ». Déplorer que l'injection de milliards de $ dans la « machine » a surtout permis la reconstruction rapide des banques, est une chose. Mais, en pleine campagne électorale, s'attaquer aux marchés destructeurs d'emplois, aux acteurs de la haute banque et de la grande industrie, à la spéculation sur la dette des pays du sud de l'Europe, voilà qui devait être porteur pour un vrai candidat de la gauche française !
Quelques mois après la victoire de M. Hollande, la dénonciation des marchés financiers, parfois virulente, est grosso modo restée lettre morte. En choisissant M. Moscovici d'abord comme directeur de campagne puis comme ministre de l'économie, le candidat socialiste ignorait-il qu'il était vice-président du « Cercle de l'Industrie », un lobby réunissant les dirigeants des principaux groupes industriels français ???

Irresponsables hier, sages aujourd'hui.

Les marchés : les spécialistes de l'économie et la majorité des médias en parlent comme s'il s'agissait d'une sphère autonome, une entité anonyme qui agirait indépendamment de toute autre structure de pouvoir idéologique ou financier. Pourtant irrationnels dans leurs propos sur la rigueur et la croissance, les porte-parole des marchés sont écoutés comme des sages alors que leur raison d'être est essentiellement fondée sur la production d'un maximum de profit immédiat. Car ces hommes, ces femmes,  sont liés à ces structures de pouvoir, sociétés multinationales ou directeurs de Bourses qui pèsent de tout leur poids pour empêcher toute régulation.
Banquiers gourmands, spéculateurs avides... ont été vite pardonnés pour leurs excès. En France et ailleurs en Europe, ils ont été nommés à la tête des commissions chargées d'élaborer de nouvelles règles de conduite financières. Loin d'être blâmés, les irresponsables se sont métamorphosés en coordinateurs chargés de trouver une réponse à la crise. Tentatives  dignes de funambules quand on apprend qu'ils ont entretenu et entretiennent encore des liens étroits avec les principaux opérateurs PRIVES du secteur. Et pourtant, tentatives applaudies par une certaine presse et certains intellectuels envahissant les plateaux de télévision pour montrer leur enthousiasme en faveur de ces nouveaux sages ! Parmi ceux- là, on peut citer le baron belge Alexandre Lamfalussy (Fortis et INP Assurances) et le français Jacques de Larosière (AIG et ING Paribas).

Par ailleurs, en Italie, l'an dernier, la nomination de M. Mario Monti au poste de Président du Conseil a soulevé de nombreuses questions, notamment celle-ci : ses discours évoquant experts et technocrates ne cachaient-ils pas un « gouvernement de banquiers » ? Son équipe comptait et compte encore dans ses rangs des professeurs d'université mais la plupart de ses ministres siègent dans les conseils d'administration des principaux trusts du pays.

Personnalités publiques et  intérêts privés.

Partout sur notre continent, des dirigeants socialistes, sociaux-démocrates, socio-libéraux, grands dénonciateurs des outrances du système financier,  se sont reclassés sans trop de bruit, avec l'espoir d'un retour toujours possible. Au risque d'infliger aux lecteurs de La Lucarne une énumération fastidieuse, on ne passera pas sous silence l'opportunisme de quelques-uns. Ainsi, l'ancien premier Ministre des Pays-Bas, M. Wim Kok, a rejoint les conseils d'administration d'ING, de Shell et de KLM ; son homologue allemand, M. Gerhard Schröder est devenu président de la société Nord Stream AG (1) et également – pour s'occuper un peu ? – administrateur du groupe pétrolier TNK-BP … et conseiller Europe de Rothschild Investment Bank .Quant à l 'ancien chancelier autrichien Wolfgang Schüssel et au vice-président de la Convention européenne Giuliano Amato, ils sont conseillers d'un trust financier à Bahrein en compagnie de … Kofi Annan, ancien Secrétaire Général de l'ONU ! La liste des politiques passés au monde de la finance est encore longue : arrêtons l 'énumération pour éviter l'overdose !

Agents doubles et complicité des médias.

Alors que les mondes politique et financier sont souvent considérés comme distincts, parfois même opposés,  par les citoyens et les médias, il semble nécessaire d'identifier les « agents doubles » aux « multiples casquettes » pour comprendre le fonctionnement des marchés financiers. Rares sont ceux qui dénoncent une telle situation. A ce sujet, l'action de  Jean-Luc Mélenchon  (Front de gauche), candidat malheureux aux dernières présidentielles françaises, mérite d'être soulignée : malgré des excès de langage qui l'ont déconsidéré, M. Mélenchon n'a jamais hésité à accuser le mutisme de la plupart des médias sur les intérêts privés des personnalités politiques, désignant ainsi, selon lui, les vrais « complices du pouvoir ».



Les fantassins des écoles de commerce.

Dans un livre paru il y a deux ans déjà (2), une journaliste du « Monde » dénonçait le véritable formatage des étudiants dans les prestigieuses écoles de commerce, comme Solvay en Belgique ou  HEC en France, où l'on forme l'élite économique et financière de nos sociétés démocratiques, selon une idéologie qui, depuis 2008, a montré sa capacité de nuisances. Selon l'auteur, on y « fabrique » des hommes et des femmes d'excellence, avec le même logiciel de pensée libérale dotée d'un véritable dogmatisme. La grille de valeurs de telles écoles, leur vision des finalités de l'entreprise, tout cela mériterait d'être révisé de fond en comble, car le danger est grand de fabriquer des générations de « clones « performants, des serviteurs zélés « qui n'auraient plus qu'une calculette à la place du cerveau ».

Un autre droit de regard ?

Contrairement à l'idée reçue et entretenue, la haute finance a bien un, ou plutôt de nombreux visages qui se font discrets en arpentant les allées du pouvoir, où hommes et femmes politiques reconnaissent rarement leur dépendance envers elle, et encore moins le déni de démocratie que cet aveu entraînerait : force est de constater que les politiques économiques sont de moins en moins décidées au niveau des parlements. Face à des groupes parfois  plus puissants que des Etats, face à la régression sociale contestée partout, va-t-on pouvoir compter sur une plus grande implication, une plus grande participation citoyenne ? Sinon, comme le craint le sociologue français Alain Touraine, le social va disparaître et on le remplacera par l'humanitaire.
La  banque Goldman Sachs ou le cynisme au pouvoir .
« Les marchés faisaient déjà les programmes de gouvernements. Ils font maintenant les gouvernements et désignent les leurs comme Premier Ministre ! Et quand on dit « les marchés », il faudrait préciser « les banques » et surtout Goldman Sachs, celle-là même qui était au centre de la tourmente financière de 2008. Qu'y a-t-il de commun entre Mario Draghi, président de la Banque Centrale Européenne, Mario Monti, président du Conseil italien et Lucas Papademos, ancien Premier Ministre grec ? Facile ! Goldman Sachs, pardi ! » (Hugues Le Paige, …)

Le premier a été vice-président de la célèbre banque d'affaires de 2002 à 2005, le deuxième y a été conseiller international de 2005 à 2011. Le troisième était gouverneur de la Banque centrale grecque quand celle-ci maquillait ses comptes avec … Goldman Sachs afin de cacher l'ampleur de la dette du pays.
Cette banque d'affaires, née aux USA en 1869, et – rappelons-le, impliquée dans la crise des subprimes de 2008 (3) - a toujours été la reine des banques, proche du pouvoir politique. En Europe, hormis celles citées plus haut,  de hautes personnalités ont travaillé chez Goldman Sachs : le Français Antonio Borges, ancien chef du département européen du Fonds Monétaire International ; Peter Sutherland, ancien ministre irlandais ; et même Karel Van Miert (socialiste flamand), ancien commissaire à la concurrence de l'UE. Parmi d'autres …
 Cette concentration de pouvoir est inédite : elle fait pression sur les « élus » afin de mener des politiques d'austérité qui étranglent les économies et les peuples. Goldman Sachs est vraiment devenu le symbole de ce capitalisme financier qui réussit à se présenter comme la seule solution de bon sens, en toisant des chefs politiques , en dérèglant le monde et en méprisant la démocratie.


(1) Compagnie commune pour la réalisation d'un gazoduc reliant la Russie à l'Allemagne, avec un capital réparti entre Gazprom (Russie), EON (Allemagne), Gasunie (Pays-Bas) et GDF Suez (France).

(2) Florence Noiville : « J'ai fait HEC et je m'en excuse »  Ed. Stock

(3) Voir La Lucarne, n° 372 (mai 2008)


Sources : « Les marchés ont un visage » (Monde diplomatique, mai 2012)
                 J-C Guillebaud dans « Le Nouvel Observateur » 24/09/2009
                « Marianne » du 28/07/2012