Quelques
mois après la victoire de M. Hollande, la dénonciation des marchés financiers,
parfois virulente, est grosso modo restée lettre morte. En choisissant M.
Moscovici d'abord comme directeur de campagne puis comme ministre de
l'économie, le candidat socialiste ignorait-il qu'il était vice-président du
« Cercle de l'Industrie », un lobby réunissant les dirigeants des
principaux groupes industriels français ???
Irresponsables
hier, sages aujourd'hui.
Les
marchés : les spécialistes de l'économie et la majorité des médias en
parlent comme s'il s'agissait d'une sphère autonome, une entité anonyme qui
agirait indépendamment de toute autre structure de pouvoir idéologique ou
financier. Pourtant irrationnels dans leurs propos sur la rigueur et la
croissance, les porte-parole des marchés sont écoutés comme des sages alors que
leur raison d'être est essentiellement fondée sur la production d'un maximum de
profit immédiat. Car ces hommes, ces femmes,
sont liés à ces structures de pouvoir, sociétés multinationales ou
directeurs de Bourses qui pèsent de tout leur poids pour empêcher toute
régulation.
Banquiers
gourmands, spéculateurs avides... ont été vite pardonnés pour leurs excès. En France et ailleurs en Europe,
ils ont été nommés à la tête des commissions chargées d'élaborer de nouvelles
règles de conduite financières. Loin d'être blâmés, les irresponsables se sont
métamorphosés en coordinateurs chargés de trouver une réponse à la crise.
Tentatives dignes de funambules quand on
apprend qu'ils ont entretenu et entretiennent encore des liens étroits avec les
principaux opérateurs PRIVES du secteur. Et pourtant, tentatives applaudies par
une certaine presse et certains intellectuels envahissant les plateaux de
télévision pour montrer leur enthousiasme en faveur de ces nouveaux
sages ! Parmi ceux- là, on peut citer le baron belge Alexandre Lamfalussy
(Fortis et INP Assurances) et le français Jacques de Larosière (AIG et ING
Paribas).
Par
ailleurs, en Italie, l'an dernier, la nomination de M. Mario Monti au poste de
Président du Conseil a soulevé de nombreuses questions, notamment
celle-ci : ses discours évoquant experts et technocrates ne cachaient-ils
pas un « gouvernement de banquiers » ? Son équipe comptait et
compte encore dans ses rangs des professeurs d'université mais la plupart de
ses ministres siègent dans les conseils d'administration des principaux trusts
du pays.
Personnalités
publiques et intérêts privés.
Partout
sur notre continent, des dirigeants socialistes, sociaux-démocrates,
socio-libéraux, grands dénonciateurs des outrances du système financier, se sont reclassés sans trop de bruit, avec
l'espoir d'un retour toujours possible. Au risque d'infliger aux lecteurs de La
Lucarne une énumération fastidieuse, on ne passera pas sous silence
l'opportunisme de quelques-uns. Ainsi, l'ancien premier Ministre des Pays-Bas,
M. Wim Kok, a rejoint les conseils d'administration d'ING, de Shell et de
KLM ; son homologue allemand, M. Gerhard Schröder est devenu président de
la société Nord Stream AG (1) et également – pour s'occuper un peu ? –
administrateur du groupe pétrolier TNK-BP … et conseiller Europe de Rothschild
Investment Bank .Quant à l 'ancien chancelier autrichien Wolfgang
Schüssel et au vice-président de la Convention européenne Giuliano Amato, ils
sont conseillers d'un trust financier à Bahrein en compagnie de … Kofi Annan,
ancien Secrétaire Général de l'ONU ! La liste des politiques passés au
monde de la finance est encore longue : arrêtons l 'énumération pour
éviter l'overdose !
Agents
doubles et complicité des médias.
Alors
que les mondes politique et financier sont souvent considérés comme distincts,
parfois même opposés, par les citoyens
et les médias, il semble nécessaire d'identifier les « agents
doubles » aux « multiples casquettes » pour comprendre le
fonctionnement des marchés financiers. Rares sont ceux qui dénoncent une telle
situation. A ce sujet, l'action de
Jean-Luc Mélenchon (Front de
gauche), candidat malheureux aux dernières présidentielles françaises, mérite
d'être soulignée : malgré des excès de langage qui l'ont déconsidéré, M.
Mélenchon n'a jamais hésité à accuser le mutisme de la plupart des médias sur
les intérêts privés des personnalités politiques, désignant ainsi, selon lui,
les vrais « complices du pouvoir ».
Les fantassins des écoles de commerce.
Dans un
livre paru il y a deux ans déjà (2), une journaliste du « Monde »
dénonçait le véritable formatage des étudiants dans les prestigieuses écoles de
commerce, comme Solvay en Belgique ou
HEC en France, où l'on forme l'élite économique et financière de nos
sociétés démocratiques, selon une idéologie qui, depuis 2008, a montré sa
capacité de nuisances. Selon l'auteur, on y « fabrique » des hommes
et des femmes d'excellence, avec le même logiciel de pensée libérale dotée d'un
véritable dogmatisme. La grille de valeurs de telles écoles, leur vision des
finalités de l'entreprise, tout cela mériterait d'être révisé de fond en
comble, car le danger est grand de fabriquer des générations de « clones
« performants, des serviteurs zélés « qui n'auraient plus qu'une
calculette à la place du cerveau ».
Un
autre droit de regard ?
Contrairement
à l'idée reçue et entretenue, la haute finance a bien un, ou plutôt de nombreux
visages qui se font discrets en arpentant les allées du pouvoir, où hommes et
femmes politiques reconnaissent rarement leur dépendance envers elle, et encore
moins le déni de démocratie que cet aveu entraînerait : force est de
constater que les politiques économiques sont de moins en moins décidées au
niveau des parlements. Face à des groupes parfois plus puissants que des Etats, face à la
régression sociale contestée partout, va-t-on pouvoir compter sur une plus
grande implication, une plus grande participation citoyenne ? Sinon,
comme le craint le sociologue français Alain Touraine, le social va disparaître
et on le remplacera par l'humanitaire.
La banque Goldman Sachs ou
le cynisme au pouvoir .
« Les marchés faisaient déjà les programmes de gouvernements.
Ils font maintenant les gouvernements et désignent les leurs comme Premier
Ministre ! Et quand on dit « les marchés », il faudrait préciser
« les banques » et surtout Goldman Sachs, celle-là même qui était au
centre de la tourmente financière de 2008. Qu'y a-t-il de commun entre Mario
Draghi, président de la Banque Centrale Européenne, Mario Monti, président du
Conseil italien et Lucas Papademos, ancien Premier Ministre grec ?
Facile ! Goldman Sachs, pardi ! » (Hugues Le Paige, …)
Le premier a été vice-président de la célèbre banque d'affaires de
2002 à 2005, le deuxième y a été conseiller international de 2005 à 2011. Le
troisième était gouverneur de la Banque centrale grecque quand celle-ci
maquillait ses comptes avec … Goldman Sachs afin de cacher l'ampleur de la
dette du pays.
Cette banque d'affaires, née aux USA en 1869, et – rappelons-le,
impliquée dans la crise des subprimes de 2008 (3) - a toujours été la reine des
banques, proche du pouvoir politique. En Europe, hormis celles citées plus
haut, de hautes personnalités ont
travaillé chez Goldman Sachs : le Français Antonio Borges, ancien chef du
département européen du Fonds Monétaire International ; Peter Sutherland,
ancien ministre irlandais ; et même Karel Van Miert (socialiste flamand),
ancien commissaire à la concurrence de l'UE. Parmi d'autres …
Cette concentration de
pouvoir est inédite : elle fait pression sur les « élus » afin
de mener des politiques d'austérité qui étranglent les économies et les
peuples. Goldman Sachs est vraiment devenu le symbole de ce capitalisme
financier qui réussit à se présenter comme la seule solution de bon sens, en
toisant des chefs politiques , en dérèglant le monde et en méprisant la
démocratie.
(1) Compagnie commune pour la réalisation d'un gazoduc reliant la
Russie à l'Allemagne, avec un capital réparti entre Gazprom (Russie), EON
(Allemagne), Gasunie (Pays-Bas) et GDF Suez (France).
(2) Florence Noiville : « J'ai fait HEC et je m'en
excuse » Ed. Stock
(3) Voir La Lucarne, n° 372 (mai 2008)
Sources :
« Les marchés ont un visage » (Monde diplomatique, mai 2012)
J-C Guillebaud dans « Le
Nouvel Observateur » 24/09/2009
« Marianne » du
28/07/2012